Nous venons d’entendre une page d’évangile peu ordinaire. On l’appelle le lavement des pieds. Cela se passe avant la fête de la Pâque, au cours d’un repas, Jean est le seul des quatre évangélistes à rapporter ce geste de Jésus, la veille de sa passion. Les autres, Marc, Luc et Matthieu ont retenu l’autre geste accompli par Jésus dans les mêmes circonstances, celui que nous appelons communément l’eucharistie, la messe. L’eucharistie nous est familière, mais le lavement des pieds beaucoup moins. On le célèbre une fois par an, le soir du jeudi saint, au cours de la messe en mémoire de la sainte Cène, ce dernier repas que le Seigneur a pris avec ses disciples avant sa mort.
Jésus vit donc ses derniers moments avant de passer de ce monde à son Père. Il le sait. « Son heure » est venue. Les disciples eux ne le savent pas, et ils ont peine à le croire. Il n’y en a qu’un parmi eux qui pressent que le moment arrive et qu’il sera décisif, c’est Judas, qui est sur le point de trahir son Maître. Cela aussi, Jésus le sait. Sa mort est proche, mais personne ne peut lui enlever la vie. Ca, Judas ne le sait pas suffisamment, et pourtant Jésus l’a dit clairement en se présentant comme le bon pasteur qui donne sa vie pour ses brebis :
…le Père m’aime parce que je donne ma vie, pour la reprendre. Personne ne me l’enlève ; mais je la donne de moi-même. J’ai pouvoir de la donner et j’ai pouvoir de la reprendre ; tel est le commandement de mon Père (Jn 10, 17-18).
On sait ce que représente les dernières paroles et les derniers gestes de quelqu’un qui va mourir. C’est cela d’abord que l’on va garder de lui. Jésus le sait lui aussi, et c’est intentionnellement qu’il a gardé ces deux gestes pour ce dernier repas avec ses disciples. L’eucharistie et le lavement des pieds, c’est son testament, c’est l’expression de ses dernières volontés. Ce sont les gestes et les paroles qu’il nous laisse pour qu’on se souvienne de lui…pas seulement comme un rappel émouvant de ce qui s’est passé à Jérusalem il y a 2000 ans, mais dans la certitude qu’il est vivant au milieu de nous chaque fois que nous nous rassemblons en son Nom, et cela jusqu’à la fin des temps.
Pour aider notre méditation de l’évangile, ce soir, je voudrais attirer votre attention sur deux points : l’un est commun à l’eucharistie et au lavement des pieds, l’autre au contraire distingue l’eucharistie du lavement des pieds.
Ce qui est commun aux deux, c’est que Jésus nous demande de faire ce qu’il a fait, comme signes du don de notre vie. « Faire » au sens fort. Pour l’eucharistie, il dit : Faites ceci en mémoire de moi. Pour le lavement des pieds, il dit : Faites entre vous ce que j’ai fait pour vous.
Ce qui les distingue, sans les opposer bien sûr : c’est que l’eucharistie rassemble, et met l’accent sur l’unité : Nous tous qui communions à un seul pain, nous formons un seul corps, qui est le Corps du Christ. Le lavement des pieds met davantage l’accent sur l’altérité et donc sur la différence (ou la diversité) indispensable à la constitution du Corps du Christ. Jésus dit : Vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. Pour qu’il y ait amour, il faut qu’il y ait altérité, il faut qu’il y ait l’un et l’autre, l’un qui n’est pas l’autre, à l’image de la Sainte Trinité elle-même où le Père n’est pas le Fils, le Fils n’est pas le Père, mais l’un et l’autre sont dans la communion d’amour de l’Esprit Saint. Dans le corps, le pied n’est pas l’oreille, l’œil n’est pas la main….N’empêche qu’ils appartiennent à un seul Corps ! Baptisés dans le Christ, nous sommes membres les uns des autres, et dans ce grand Corps qui est l’Eglise, les membres doivent se témoigner les uns aux autres un amour de réciprocité. Que c’est important ! Il en va de la crédibilité de l’évangile !
Le christianisme n’est pas la religion des bonnes idées. Le christianisme ne se contente pas d’intentions généreuses. C’est bien et il en faut, mais ça ne suffit pas. Jésus, notre grand Dieu et Sauveur, nous demande de nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés, et il a dit que ce serait le signe auquel on reconnaîtra que nous sommes ses disciples. Il nous a aimés bien plus qu’avec des bonnes idées. Dieu ne s’est pas fait homme pour avoir des bonnes idées. Il en avait suffisamment comme ça ! Il s’est fait homme pour avoir un cœur d’homme, des mains d’homme, des pieds d’homme, un corps d’homme, et ainsi entrer en relation avec nous. Que de manchots, de boiteux, d’estropiés, ont été guéris en se laissant toucher par le corps de cet homme, Jésus, le Fils de Dieu, ou en s’approchant de lui pour le toucher ! Sans compter les sourds, les aveugles, les morts qui ont repris vie par lui, avec lui et en lui !…et nous en sommes !
Frères et sœurs, nous sommes le Corps du Christ pour qu’à notre contact, les manchots, les boiteux, les estropiés de la vie d’aujourd’hui – et il n’en manque pas ! – sentent dans leur cœur et jusque dans leur corps que la Divine Miséricorde les a rejoints.
Frère Olivier, abbé de Cîteaux