« Le temps est limité, » nous déclare solennellement Saint Paul, dans la première lettre aux Corinthiens. Le mot ‘limité’ est un terme technique qui signifie que la voile d’un bateau a été ferlée, c-a-d, relevée, pli après pli, sur la vergue qui la porte : on pourrait dire que le temps s’est replié, resserré ; il devient de plus en plus étroit … La vie n’est pas ce long fleuve large et tranquille qui débouche sur l’étendue infinie de l’océan ; elle est semblable à un chemin qui se rétrécit au fil du temps et nous conduit inexorablement vers un passage étroit et resserré, comme le dit le Seigneur dans l’Evangile : « Il est étroit et resserré, le chemin qui conduit à la Vie ».
Ce resserrement du temps ne mène pas au néant, mais vers l’accomplissement proclamé par Jésus dans sa toute première prédication après son baptême dans le Jourdain : « Le temps est accompli ; le Règne de Dieu est tout proche ». Avec la venue du Verbe éternel dans la chair, du Dieu-fait-homme dans notre histoire, a sonné l’accomplissement du temps, car tout vient de LUI et tout converge vers LUI qui est Alpha et Omega, Principe et Accomplissement.
La mort et la résurrection du Christ ont inauguré une ère nouvelle où se profile à l’horizon le Royaume. Nous chantons cette hymne pendant le temps de l’Avent : « Voici le Royaume, il approche, il est là : réveillons-nous, le Seigneur vient ! » oui, réveillons-nous, car tout va aller très vite ; désormais, le temps est limité !
Le prophète Jonas, lui aussi, annonçait un temps limité, comme un buttoir : « Encore quarante jours et Ninive sera détruite ! » Dieu alors estimait à quarante jours le temps nécessaire à la conversion ; c’est le temps du Carême ; c’est le temps limité de notre vie terrestre, car le monde passe et nous avec !
Si la prédication de Jonas nous paraît sévère et sans appel, n’oublions pas que Jésus lui-même a déclaré à ses contemporains qui lui rapportent l’affaire des galiléens massacrés par Pilate : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez tous de la même manière ». Et Jésus raconte une parabole, celle d’un homme qui vient chercher du fruit sur son figuier et n’en trouve pas … Alors, son vigneron l’invite à patienter encore un peu : « Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche tout autour et que je mette du fumier. Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir. Sinon, tu le couperas ».
Dieu avertit, Dieu menace … et Dieu revient, Dieu se repent de tout le mal qu’il avait projeté quand Il voit que l’homme revient à Lui et se repent de sa conduite mauvaise. On voit cela souvent dans la Bible ! Dans ce jeu de liberté entre Dieu et l’homme, rien n’est définitivement gagné ; rien n’est irrémédiablement perdu. En créant l’homme à son image, Dieu l’a doté d’une liberté semblable à la sienne. Et lorsque la ressemblance fut perdue par nos aïeux, Adam et Eve, Il la rétablit, par la grâce du baptême, dans une liberté nouvelle, celle des enfants de Dieu : Il place l’homme en vis-à-vis de Lui ; Il le rend capable de coopérer à son dessein de salut ; Il l’invite à l’aventure de la confiance et lui ouvre un avenir quand il est dans l’impasse.
Avez-vous remarqué combien la réponse immédiate des quatre premiers disciples, Simon et André, Jacques et Jean, rejoint celle des habitants de Ninive ? « Aussitôt » ils se convertissent ; « aussitôt » ils laissent tout, « aussitôt » ils abandonnent tout. Cette immédiateté de la réponse est un archétype que St Benoît a bien épinglé dans son chapitre sur l’obéissance. « Aussitôt » manifeste la disponibilité du cœur, le détachement des biens de ce monde, la crainte de Dieu et le désir de lui plaire en tout.
Saint Paul montre une autre forme possible de détachement pour le Christ. Il utilise cette expression : « Posséder comme ne possédant pas ; tirer profit comme n’en profitant pas ». C’est une mise en garde contre la tentation de s’installer dans le provisoire comme s’il était définitif au risque d’être l’esclave d’un matérialisme envahissant tout ; c’est une invitation à garder une totale liberté par rapport aux réalités humaines, aussi bonnes soient-elles ; à vivre dans le monde sans être du monde pour rester fermement attaché au Christ, seule Réalité qui ne passe pas.
Frère Bernard, moine de Cîteaux