Chers frères et sœurs,
L’évangile que nous avons entendu, il y a quelques instants, est la fin d’un long discours de Jésus que l’on appelle communément le « discours sur le Pain de vie ». Ce qui est étonnant, c’est qu’après avoir entendu un tel évangile, vous soyez encore tous là, assis tranquillement, apparemment ni troublés ni dérangés par des paroles qui, lorsque Jésus les a dites, ont provoqué un véritable scandale ? Les gens qui, jusque là, se déplaçaient en grand nombre pour l’écouter, et l’écoutaient avec bonheur, se disent : « On ne peut plus l’écouter ! Sa parole est trop dure ! » Et ils se retirent, cessent de faire route avec lui. Le moment est dramatique, crucial, c’est un moment charnière dans la vie de Jésus. Alors Jésus se tourne vers les Apôtres et leur dit : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » Simon-Pierre réagit aussitôt, au nom de tous, et il s’écrie : « Seigneur, à qui irions-nous ? Toi seul, tu as les paroles de la vie éternelle ! »
Si nous sommes tous là, après avoir entendu un telévangile, plût au ciel que ce soit parce que, comme Simon-Pierre et les Apôtres, nous adhérons du fond du coeur au message et à la personne de Jésus ! Mais il se peut que, dans notre assemblée, certains n’aillent pas jusqu’à cette prise de position radicale qui nous fait dire : « Seigneur, à qui irions-nous ? Toi seul, tu as les paroles de la vie éternelle ! » Je suis sûr pourtant qu’ils tiennent quand même à rester là parce qu’ils savent qu’aujourd’hui, à Cîteaux, un homme jeune, qui est leur ami et leur frère, fait librement le choix de cette adhésion intelligente, cordiale, préférentielle et sans compromis à Jésus-Christ dans un rite public qui s’appelle « la profession solennelle de vie monastique ».
Chers frères, parents et amis de Frère Benoît, il y a au moins deux choses importantes que vous devez savoir à propos de l’engagement qu’il va faire tout à l’heure. La première, c’est que cet engagement arrive au terme de plusieurs années où Benoît Charbonneau a été confronté à un choix crucial, très proche de celui que Simon-Pierre et les Apôtres ont dû faire au moment où tant d’autres renonçaient à suivre Jésus parce que sa parole devenait trop dure. Vous imaginez bien que les charmes de la vie cistercienne sont d’une autre nature que ceux d’une ambassade. Quoi de palpitant à Cîteaux pour ce jeune apprenti diplomate qui arrivait d’Ouzbékistan ? Il a du apprendre la rude pauvreté d’une vie au désert et découvrir que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui vient de la bouche du Seigneur. Il a dû traverser le pays des serpents brûlants et des scorpions qui, je m’empresse de le dire, ne sont pas ses frères de communauté, mais les pensées qui attaquent le moine et lui font douloureusement sentir le poids de sa misère devant la sainteté de Dieu. Dans les emplois qui lui ont été confiés, il a rencontré la sécheresse et la soif qui mettent parfois le moine au bord du murmure, parce que les choses ne marchent pas comme il voudrait. Alors il est tenté de regarder en arrière, la perspective d’une carrière confortable lui revient à l’esprit, et le voici tiraillé entre la sagesse du monde et la folie de Dieu. Mais quelqu’un était là qui voulait savoir ce que Frère Benoît avait dans le cœur : est-ce qu’il allait partir, lui aussi ?
Le faire-part d’invitation à ta profession solennelle nous montre, cher Frère Benoît, qui était ce « quelqu’un ». C’est lui qui est sur la croix près de l’autel, bras ouverts, emportant le oui que tu fais aujourd’hui dans son Oui libre, plein d’amour et sans condition qui lui fait embrasser la volonté du Père. Le oui de son Corps livré et de son Sang versé qui nous rappellent le prix auquel nous avons été rachetés. Tout à l’heure, tu vas signifier publiquement ton adhésion sans réserve à ce Oui de Jésus-Christ : après avoir lu ta charte de profession, tu iras la déposer sur l’autel, tu la signeras, et elle restera sur l’autel jusqu’à la fin de la célébration. Puis, debout près de l’autel, stable comme Jésus sur la croix, tu demanderas au Seigneur à trois reprises d’accueillir ton offrande : Accueille-moi, Seigneur, selon ta parole, et je vivrai ; ne déçois pas mon attente. Il est béni Celui qui accueille le pain et le vin, fruits de la terre et du travail des hommes. Il est béni Celui qui accueillera ton offrande, portée par la prière de l’Eglise. Et l’Esprit Saint qui opère la transubstantiation du pain et du vin en Corps et en Sang du Christ opérera la transfiguration de ton offrande dans le sacrifice pur et saint de l’Amour qui se donne jusqu’au bout et pour toujours.
La voilà, mes frères, l’autre chose importante que vous devez savoir à propos de l’engagement de Frère Benoît : C’est un engagement pour l’Amour qui se donne jusqu’au bout et pour toujours. C’est un engagement dans l’Amour qui est bâti pour toujours. Il ne va plus de soi aujourd’hui de céder à une telle folie. On veut bien se donner généreusement, mais en partie et pour un temps. Se donner jusqu’au bout et pour toujours, le risque est trop grand ! Cela fait peur…pourquoi ? Parce qu’on s’appuie seulement sur ses propres forces. Alors oui, il y a de quoi avoir peur ! Mais au monastère, on apprend à se donner autrement, en s’appuyant non plus sur nos forces, mais sur notre faiblesse. Frère Benoît a commencé à faire cette expérience fondamentale de la vie chrétienne, l’expérience pascale où l’on découvre, émerveillé, que notre faiblesse est le lieu où le Seigneur vient déployer sa force. C’est pourquoi, il a voulu que soit écrit au bas du faire-part de sa profession solennelle ce verset du Psaume 88 : Je le dis : c’est un amour bâti pour toujours. Ta fidélité, ô Dieu, est plus stable que les cieux. Tu as raison, cher Frère Benoît, de bâtir ta vie sur le roc de l’amour bâti pour toujours.
Frère Olivier, abbé de Cîteaux