Les lectures que nous venons d’entendre ont une résonance particulière en ce jour d’ouverture du 9e centenaire de l’entrée de Bernard de Fontaine à Cîteaux. A vrai dire, on ne sait pas grand chose de l’enfance et de la jeunesse de Bernard, mais personne ne met en doute que, des 7 enfants de Tescelin et Aleth, Bernard est le seul à faire des études à l’école des chanoines de Saint-Vorles, à Châtillon-sur-Seine. Il y reçoit une formation littéraire solide qui n’a pu que l’aider à développer des dons naturels qui, à l’évidence, étaient exceptionnels. Plus important encore, on peut affirmer que c’est là, dans cette école de clercs, qu’il commence à prendre goût à la Parole de Dieu écoutée, chantée dans la liturgie, et commentée par les Pères de l’Eglise. Il la mémorise, elle devient sa propre langue, son moyen normal d’exprimer ses idées, ses sentiments, et de laisser s’épancher l’intense vitalité qui l’anime déjà.
Bernard est un « surdoué », d’une richesse humaine réellement extraordinaire, dans les domaines de l’intelligence, de l’affectivité, des talents artistiques. Qu’allait-il devenir ? Sa famille le destine à la cléricature, et elle le voit déjà à un poste important, au moins un évêché ! Bernard s’oriente autrement, sans crainte de déconcerter son entourage. Il choisit Cîteaux, ce « nouveau monastère » qui n’était pas inconnu, mais qui faisait alors pâle figure à côté de saint Bénigne de Dijon ou de Cluny alors au faîte de sa renommée. Fondé depuis une 15e d’années, Cîteaux se voulait fidèle à la Règle de saint Benoît, en évitant le plus possible les compromis avec l’esprit mondain. Entrer à Cîteaux ne flattait ni les plaisirs de la chair ni l’orgueil de l’esprit. Bernard fait ce choix qui restera celui de toute sa vie : la ferveur du cœur et la radicalité de l’évangile. Il a prié, et l’intelligence lui a été donnée. Il a supplié, et l’esprit de la Sagesse est venu sur lui. Il l’a préférée aux trônes et aux sceptres, il l’a aimée plus que la santé et la beauté.
Plus tard, avec quelle justesse et quel talent il parlera de la Sagesse du Verbe incarné ! On accourra de loin pour le voir, l’entendre, le toucher ! Mais aujourd’hui, il n’a que 22 ans et il entre à Cîteaux. Mes chers frères, n’ayons pas peur de dire avec fierté et avec joie : celui qui va devenir Bernard de Clairvaux est d’abord Bernard de Cîteaux ! Celui que le Seigneur va bientôt mettre sur le lampadaire pour éclairer l’Eglise et l’Europe choisit de disparaître comme le sel dans la pâte. Il trouve à Cîteaux un lieu sûr pour se cacher au plus secret de la face de Dieu, loin des intrigues des hommes. Osons le dire : Bernard n’aurait sans doute jamais exercé l’influence que l’on sait s’il n’avait pas reçu à Cîteaux une formation monastique à la mesure de sa personnalité exceptionnelle. Il est un fils de Cîteaux qui doit à sa mère d’avoir été ce qu’il fût !
Qui donc l’accueille quand il arrive ici ? Une communauté pauvre, fraternelle, éprouvée, et par là même sans fard, qui a à sa tête, un homme lui aussi d’une rare envergure. C’est le moins qu’on puisse dire. Pour accueillir un jeune leader de 22 ans, à la tête lui aussi d’un groupe d’une trentaine de compagnons, appartenant à la noble société bourguignonne, sans se laisser déstabiliser, il fallait que l’abbé Etienne Harding soit d’une rare envergure, et il fallait que la communauté de Cîteaux soit non seulement bien formée mais fondée sur le roc. Les documents primitifs n’ont pas gardé mémoire du jour exact où Bernard et ses compagnons sont arrivés à Cîteaux. 1112…1113 ? Les historiens les plus autorisés parlent de mai 1113. Quoi qu’il en soit, cela ne change pas grand chose pour nous et pour ce qui nous avons à vivre aujourd’hui.
On a fait maintes recherches pour clarifier la relation de saint Etienne Harding avec saint Bernard. Elle reste énigmatique, sauf sur un point essentiel au cœur de l’évangile et de la règle de saint Benoît : la charité. Etienne en fait l’âme qui soude indissolublement par l’esprit les moines corporellement dispersés dans les abbayes. Bernard la chante à tout vent par sa vie et dans ses écrits. L’amour, la dilection, ce chérissement d’un cœur tendre et fort, cette charité qui ne passe jamais, elle est pour lui la seule raison d’aimer Dieu, et la seule mesure à mettre dans nos relations avec Lui et avec notre prochain. Partout où il passe, il veut l’allumer, et d’abord dans le cœur de ses frères. J’en vois une illustration émouvante dans la gravure que nous avons choisie pour célébrer le 9e centenaire de son entrée à Cîteaux. Etienne Harding et ses frères sortent pour l’accueillir avec ses compagnons. Bernard, le corps incliné devant le père abbé, la tête prête à recevoir le baiser de paix, laisse le père du monastère poser sur lui fortement ses deux mains dans un geste qui rappelle celui du père miséricordieux accueillant son fils prodigue de retour à la maison. Bernard n’est certainement pas arrivé à Cîteaux en conquérant. Ce que ses compagnons et lui venaient apprendre, c’était la miséricorde de Dieu et celle de l’Ordre. Et c’est ce que nous tous, moines de Cîteaux et de Munkeby aujourd’hui, moines et moniales cisterciens présents sous toutes les latitudes aujourd’hui, nous réclamons le jour de notre entrée au monastère et chaque jour de notre vie. Que demandez-vous ? – « La miséricorde de Dieu et celle de l’Ordre ». Bernard n’a pas été déçu !
La gravure qui représente Etienne Harding l’accueillant avec ses compagnons montre que ce premier jour décisif, ce premier jour du premier amour, est entièrement éclairé par la Croix glorieuse qui est portée par les anges. En ce 9e centenaire de son entrée à Cîteaux, Bernard nous la donne cette Croix, à chacune, à chacun, pour que nous la portions sur notre cœur et dans nos vies joyeusement, amoureusement, et qu’elle soit pour nous ce qu’elle a été pour lui : un bouquet de myrrhe dont nous pouvons chaque jour respirer le parfum.
Frère Olivier, abbé de Cîteaux
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